Internationale Situationniste, Numéro 2
décembre
1958

L’absence et ses habilleurs

Tout effort créatif qui ne se place pas désormais dans la perspective d’un nouveau théâtre d’opérations culturel, d’une création directe des ambiances de la vie, est mystifié d’une manière ou d’une autre. Dans le contexte de l’épuisement des branches esthétiques traditionnelles, on peut en arriver à se manifester simplement par un vide signé, qui est l’aboutissement parfait du « ready made » dadaïste. Le musicien américain John Cage, il y a quelques années, a fait écouter à son auditoire un moment de silence. Durant l’expérience lettriste, en 1952, on avait introduit au cinéma (dans le film « Hurlements en faveur de Sade ») une séquence noire de 24 minutes, sans bande sonore. La récente peinture monochrome de Klein, animée par les machines de Tinguély, se présente sous forme de disques bleus tournant à grande vitesse, et le critique du Monde (le 21 novembre 1958), remarque à ce propos : « On pourra penser que tant d’efforts et de détours ne mènent pas loin. Aussi bien les protagonistes eux-mêmes ne se prennent pas trop au sérieux. Mais leur entreprise s’inscrit de façon symptomatique dans le désarroi actuel. “On ne sait plus qu’inventer” entend-on partout. L’art, et notamment la peinture, pour de bon “au bout de son rouleau” ? C’est une constatation de toutes les époques, mais après tout peut-être était-il dévolu à la nôtre de coïncider avec l’impasse définitive. Cette fois la vieille surface de la toile où se superposèrent impressionnisme et expressionnisme, fauvisme et cubisme, pointillisme et tachisme, non-figuration géomé trique et lyrique, commence à montrer sa trame. »

En fait, le sérieux des auteurs ne pose aucune sorte de problème. La vraie question oppose un moyen artistique isolé à l’emploi unitaire de plusieurs de ces moyens. Immédiatement après la formation de l’I.S., le n° 29 de Potlatch mettait en garde les situationnistes (« L’I.S. dans et contre la décomposition ») : « De même qu’il n’y a pas de “situationnisme” comme doctrine, il ne faut pas laisser qualifier de réalisations situationnistes certaines expériences anciennes — ou tout ce à quoi no tre faiblesse idéologique et pratique nous limiterait maintenant. Mais à l’inverse, nous ne pouvons admettre la mystification même comme valeur provisoire. Le fait empirique abstrait que constitue telle manifestation de la culture décomposée d’aujourd’hui ne prend sa signification concrète que par sa liaison avec la vision d’ensemble d’une fin ou d’un commencement de civilisation. C’est-à-dire que finalement notre sé rieux peut intégrer et dépasser la mystification, de même que ce qui se veut mystification pure témoigne d’un état historique réel de la pensée décomposée. »

I learned to hold religious fantasies in contempt, being perfectly convinced that the existence of a creator is a revolting absurdity in which not even children continue to believe.
(Sade)

Ces exercices du néant, en effet, n’échappent généralement pas à la tentation de s’appuyer sur quelque justification extérieure, et vont par là illustrer et servir une conception réactionnaire du monde. Le propos de Klein, nous dit le même article du Monde, « ... semble être de transposer ce thème purement plastique de la saturation colorée dans une sorte de mystique picturale incantatoire. Il s’agit de s’abîmer dans l’envoûtante uniformité bleue comme le bouddhiste dans Bouddha ». On sait, hélas, que John Cage participe à cette pensée californienne où la débilité mentale de la culture capitaliste américaine s’est mise à l’école du bouddhisme Zen. Ce n’est pas par hasard que Michel Tapié, l’agent secret du Vatican, feint de croire à l’existence d’une école américaine de la Côte Pacifique, et à son importance déterminante : les spiritualistes de toutes catégories, de nos jours, émargent à la même caisse de défense. La démarche poisseuse de Tapié vise d’ailleurs, parallèlement, à l’anéantissement du vocabulaire théorique (en quoi il tient un rôle d’artiste, méconnu comme tel, mais bel et bien contemporain de Cage et de Klein). Dans un catalogue de la galerie Stadler, le 25 novembre, il décompose ainsi le langage en prenant prétexte d’un peintre, naturellement japonais, nommé Imaï : « Imaï, ces derniers mois, a franchi un nouveau stade dans une évolution picturale féconde depuis trois ans, qui était passée d’un climat “pacifique signifiant” à un graphisme ensembliste dramatique. »

Il est inutile de souligner combien Klein et Tapié sont spontanément en avance sur la vague fasciste qui progresse en France. D’autres l’ont été plus explicitement, sinon peut-être plus consciemment, et d’abord le purulent Hantaï, passé directement du fanatisme surréaliste au royalisme de Georges Mathieu. La simplicité de la recette du dadaïsme à l’envers, non plus que l’évidente déchéance morale d’Hantaï, n’empêchent pas les braves imbéciles de la revue suisse et néo-dadaïste orthodoxe Panderma de lui faire une publicité massive, et d’avouer qu’ils n’ont « pu comprendre la moindre des choses » à propos des discussions sur la manifestation de la Galerie Kléber, en mars 1957, pourtant clairement dénoncée — tout de même — par les surréalistes, et aussi par nous dans le n° 28 de Potlatch. Il est vrai que la même revue, parlant on ne sait pourquoi de l’I.S. fait part aussi de sa perplexité : « De quoi s’agit-il ? Personne ne le sait ». Sans doute serions-nous étonnés d’être un sujet de conversation courant à Bâle. Mais on a pourtant vu le directeur de Panderma, le nommé Laszlo, faire plusieurs tentatives infructueuses pour rencontrer des situationnistes, à Paris. Tout porte à croire que même Laszlo nous a lu. Seulement son métier est autre : il est la che ville ouvrière d’un de ces vastes rassemblements où des gens qui n’ont aucun rapport entre eux joignent pour un jour leur signature sous un manifeste qui n’a aucun contenu en lui-même. Celui de Laszlo, sa grande œuvre, sa simple mais fière participation au néant souverain de son époque, c’est un « manifeste contre l’avant-gardisme » qui, après une trentaine de lignes de considérations critiques tout à fait acceptables, parce que malheureusement fort banales, sur l’usure de l’art moderne et les répétitions de ce qui s’appelle avant-gardisme, tourne court par une profession de foi dans l’avenir qui, seul, intéresse les signataires. Comme l’avenir qu’ils choisissent n’est pas défini autrement, qu’il est donc sans doute attendu et accepté en bloc et d’enthousiasme — comme Hantaï —, un des signataires, Édouard Roditi, a eu la prudence de se réserver par un additif « le droit de juger l’avenir aussi inintéressant que le présent ». Roditi mis à part, tous ces penseurs (dont le plus connu est le chanteur-compositeur Charles Estienne, ex-critique d’art) sont pro bablement, à l’heure qu’il est, intéressés, comblés peut-être, par l’avenir qui a nécessairement suivi la parution de leur manifeste.

On peut parier qu’un bon nombre de ces amoureux de l’avenir se sont retrouvés à ce « rendez-vous de l’avant-garde internationale » tenu en septembre au Palais des Expositions de Charleroi, dont on ignore tout sauf le titre d’« Art du XXIe Siècle » révélé par un modeste placard publicitaire. On peut aussi parier que la formule, tombée dans le vide, sera reprise, et que tous ceux qui ont été si radicalement incapables de découvrir un art de 1958, souscriront à celui du XXIe siècle, gênés seulement par les extrémistes qui viendront vendre les mêmes redites sous l’étiquette XXIIe siècle. La fuite en avant, dans la vantardise, est ainsi la consolation de ceux qui tournent en rond devant le mur qui les sépare de la culture présente.

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